Tous les cinq ans c’est la même chose : les zesspères en chose politique, les stakhanovistes des plateaux télé, et les montres cassées attendant enfin le moment où elles donneront l’heure juste (auxquels il faudra ajouter cette année les névrosés en mal d’invasion russe) ressortent leur partition monotonale. La bête immonde, la peste brune, l’obscurantisme moyenâgeux est en marche, il est à nos portes, il va bientôt sonner à l’heure du laitier (mais il est vrai qu’il n’y a plus de laitier), donc disons dès potron-minet (non, ce n’est pas ce que tu crois Kevin, car il n’y a pas d’heure pour ça), pour entrer chez nous et nous donner le rôle de notre vie, celui d’un Hemingway de quartier, d’un héros de brigade internationale de proximité, qui serre le poing la larme à l’œil en criant « no pasaran ! » ou en chantant « Bella Ciao ! », pendant que le coffre du 4×4 garé sur le parking du supermarché se referme tout seul.

Rassurons tout de suite ceux qui ont peur du raz-de-marée d’extrême-droite et du bouleversement du régime politique à l’occasion de ces élections européennes : il ne se passera rien. 

D’abord parce que le parlement européen est une basse-cour où toutes les poules se veulent plus grosses que le bœuf, mais qui reste un coq nain dans le concert des puissances politiques : il est déjà extrêmement difficile pour lui de se faire respecter par les autres institutions – la Commission, et surtout le Conseil – et ce n’est pas le 9 juin au soir que les chancelleries à Washington, à Pékin, à Moscou, à Tel-Aviv ou à Ankara vont scruter leur écran avec anxiété. Les résultats changeront tout au plus la proportion d’un cocktail qui n’aura aucune potentialité explosive.

Ensuite, parce que tous ceux qui forment cette galaxie de l’extrême droite européenne sont nuls. Les grandes formations politiques du mainstream ricanent sous cape, sachant bien que leurs adversaires nationalistes eurosceptiques sont incapables de s’organiser entre eux. Ils surjouent l’inquiétude, parlent de la nécessité d’un sursaut démocratique pour déjouer la menace qui pèserait sur les libertés de chacun, mais au final ils savent que ce serpent de mer de grand groupe des forces réactionnaires n’adviendra pas. 

Ils le doivent à ce mélange particulier fait de leaders eurosceptiques autistes au « melon » qui ne passe plus les portes au premier succès électoral, et de leurs subordonnés – élus ou non – parlementaires, cette cohorte de taiseux qui alternent crainte, paresse et incompétence pour les laisser végéter dans leur zone de confort et les divertir de ce qui devrait être leur seul objectif : mettre toutes leurs forces en commun pour retourner le système à leur profit. 

Car il est vrai que si l’on en croit les sondages, l’addition des élus des Bardella, Orban, Salvini et autre Abascal pourrait sur le papier porter sur les fonds baptismaux un groupe qui serait le premier à la distribution des prix, et perturber ainsi la machine « quelque-chose démocrate » européiste au sein de l’institution. Seulement voilà : le Rassemblement National de Jordan Bardella ne veut pas du Reconquête! d’Eric Zemmour et de Marion Maréchal (et inversement), pas plus que La Legade Salvini ne veut de Fratelli de la déjà affadie Georgia Meloni, ni la NVA de Bart de Waever du sulfureux Vlaams Belang. Et ainsi de suite…

Il faut cette fois ajouter à ces incompatibilités de politique nationale des antinomies radicales dues à la guerre fratricide entre ukrainiens et russes : dans le camp « national », les polonais ne veulent pas entendre parler des allemands, les suédois se méfient des hongrois, les espagnols sont suspicieux vis-à-vis des français… Et comme si cette double division des troupes ne suffisait pas, il existe dans certaines délégations un affrontement à peine voilé – c’est le cas des polonais – entre un chef de parti emmuré dans sa capitale et ses élus au Parlement européen qui placent leur boutique et les avantages qu’ils en tirent au-dessus de tout autre intérêt. Autant dire qu’au soir du 9 juin on sera plus proche d’une division encore plus grande du camp ultra-conservateur que de la constitution d’un grand groupe capable de rebattre les cartes. 

Doit-on vraiment se féliciter de ce « danger » écarté ? Rien n’est moins sûr. Car si le niveau de l’extrême droite augmente en voix, le niveau en qualité de ses adversaires diminue drastiquement. Il n’y a que dans les rédactions françaises qu’on ne mesure pas le ridicule du tandem Hayer/Guetta menant la liste du parti présidentiel, qui font plus penser à la direction d’un collège de sous-préfecture qu’au duo Simone Veil / Jacques Delors. Même dans leur propre groupe au Parlement européen ce casting laisse pantois. On occultera par charité chrétienne le cas de la verte Toussaint, ainsi que celui de l’ultra-gauche haineuse et vociférante du Beria du jura, eton préfèrera s’arrêter sur le sirupeux grand adolescent Glucksmann, pourfendeur des accords commerciaux internationaux mais favorable à l’importation massive de millions de poulets ukrainiens congelés depuis deux ans. C’est à son tout frais statut de réanimateur de la gauche française qu’on mesure l’état de celle-ci. 

Reste le solitaire François-Xavier Bellamy, qui a le mérite sur la plupart de ses concurrents d’avoir lu des livres et d’avoir écrit lui-même ceux qui font figurer son nom comme auteur. Simplement, ce jeune homme aux allures de scout d’Europe et de gendre idéal, ne fait pas de politique : en cinq ans, rien ne peut laisser croire qu’il ait compris la machine du Parlement européen, ni identifié les véritables batailles de pouvoir à mener au sein de la maison. Et quand il croit en faire, il est atteint de la maladie congénitale des démocrates-chrétiens, qui restent fidèles à leur famille politique même quand parent 1 démocrate et parent 2 chrétien ont déserté le foyer depuis longtemps en abandonnant les enfants.

Non vraiment, dormez braves gens : le 10 juin se lèvera une aube nouvelle où rien n’aura changé, et où la camarilla des adorateurs du plus petit dénominateur commun – la volonté de garder les choses en l’état – continuera à être aux commandes, et bien en courre dans toutes ces rédactions où ils trouvent encore plus médiocres qu’eux.

Européennes 2024 par Philippe Duroyer

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